INTERVIEW – Face à des maladies neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer, le rôle d’aidant familial est primordial et pas toujours facile à appréhender, selon le Dr Olivier de Ladoucette, psychiatre et gériatre.

Alzheimer… Ce seul nom effraie tout à chacun. Il représente la menace de la dépendance dans sa version la plus dure. La sienne ou celle de ceux qu’on aime. Le Dr Olivier de Ladoucette*, psychiatre et gériatre attaché à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, nous explique les leçons que cette terrifiante maladie enseigne sur l’aidance.

LE FIGARO. – Pourquoi dans votre pratique êtes-vous particulièrement amené à rencontrer
des aidants familiaux?

Dr Olivier de Ladoucette. – Il faut savoir que les maladies neurovégétatives, dont bien sûr Alzheimer, constituent la première cause de dépendance en France. Et contrairement à d’autres pathologies physiques, par exemple, où le malade a besoin d’être accompagné seulement quelques heures par jour, celles-ci obligent les aidants à une présence permanente! Ils doivent, de plus, faire face à l’anosognosie du malade (il n’a pas conscience du mal dont il est atteint). Les accompagnants doivent donc non seulement assister aux tâches quotidiennes, mais en plus faire du gardiennage. Ajoutez à cela les troubles du comportement comme l’agitation, le refus, l’opposition… Et 50 % de ces malades vont vivre à domicile jusqu’au bout de leur vie. C’est donc un problème majeur.

Quels liens avez-vous avec les aidants?

En réalité, il nous faut soigner les deux partenaires de ce couple obligé par la maladie. Une consultation sur trois est consacrée à l’aidant seul: il est celui qui peut nous donner les informations les plus précises sur l’état du malade, et nous lui donnons des conseils. Il y a besoin d’une véritable «pédagogie de l’aidant» pour des pathologies aussi difficiles. Quand le malade est victime d’un trouble somatique comme une maladie cardio-vasculaire, les consignes adressées à l’accompagnant sont assez simples, mais dans le cas de maladies affectant les fonctions cognitives, c’est beaucoup plus compliqué.

Par exemple?

L’un des enjeux les plus ardus est de canaliser l’anxiété et la confusion d’un malade qui vous réveille à 3 heures du matin «parce qu’il doit aller au travail», ou vous demande plusieurs fois par jour «quelle est cette maison dans laquelle il habite». Répéter «mais c’est chez toi!» ne sert à rien puisque le malade pourra vivre douloureusement la révélation de ses déficits et oubliera rapidement l’information qui lui aura été transmise. Cela ne sert à rien non plus de remettre à leur place des objets qu’il déplacera sans cesse. Mieux vaut détourner son attention vers une autre activité ou une autre pensée, avoir des stratégies de distraction. L’art de l’esquive est vraiment une force à développer chez l’aidant.

Du point de vue psychologique, qu’est-ce qui est le plus difficile?

La dépersonnalisation de celui ou celle que nous avons aimé. Une dépersonnalisation accentuée par l’inversion des rôles à laquelle oblige la maladie. Devenir la fille de son père, le père de son frère… C’est très compliqué. De même, dans certains couples, madame, qui a toujours été soumise, doit soudain, à cause de la maladie, prendre les décisions pour monsieur qui, jusque-là, menait la barque d’une main de fer… Et en plus, il les refuse!

Sans parler des passifs relationnels qui, à l’épreuve de la maladie, refont surface: cette fille, qui détestait sa mère, doit, après une vie de conflits, en prendre soin… Les familles, dans leur ensemble, s’en trouvent déstabilisées. Les rivalités fraternelles remontent: il y en a toujours un ou une qui «en fait trop» ou «pas assez», avec en arrière-plan des questions d’héritage à régler. Heureusement, il y a aussi de très jolies histoires de tendresse et de solidarités qui viennent éclairer ce sombre paysage.

Malgré la maladie?

Oui, je pense à une famille dans laquelle les enfants ne s’entendant pas trop avec leur mère, désormais malade, ce sont les petits-enfants qui se sont organisés: ils ont notamment créé un blog, et un réseau entre eux s’est mis en place pour prendre en charge leur grand-mère. Je pense à cette dame, qui était très heureuse d’aller passer du temps avec son mari résident en Ehpad, car il lui répétait sans cesse «je t’aime»… Ou à ce garçon qui m’a confié avoir enfin pu avoir des gestes tendres pour un père avec qui les conflits avaient été récurrents… Ainsi certaines familles se retrouvent. Peu à peu, et bien sûr si les conditions financières le permettent, on peut trouver une organisation optimale et alléger le quotidien, rire avec «un père qui est à côté de ses pompes» et oublie tout. Si l’on sait faire preuve d’humour, c’est mieux.

Quels autres conseils donnez-vous aux aidants qui vous consultent?

«Je crois que trois qualités sont absolument nécessaires pour tout aidant : l’empathie, la créativité et l’humour.»

Dr Olivier de Ladoucette

D’abord, je leur recommande de ne pas trop chercher à améliorer les fonctions cognitives du patient. Pas question de vouloir le stimuler coûte que coûte, par exemple. C’est à l’aidant de rentrer dans l’univers du malade, et non à celui-ci de s’adapter. Les personnes atteintes d’une maladie neurovégétative, notamment, vivent dans un autre espace-temps que celles qui sont en bonne santé. Il peut être inutile, par exemple, de mentionner un rendez-vous médical deux jours avant qu’il ait lieu, car cela aurait pour unique effet d’angoisser le malade. Je crois que trois qualités sont absolument nécessaires pour tout aidant: l’empathie, la créativité et l’humour comme je le mentionnais plus haut. Voilà donc les trois vertus indispensables si l’on veut venir à bout des problèmes quotidiens que génère la maladie.

L’empathie pour entrer dans l’univers de celui qui est malade, l’humour, certes… Mais la créativité, comment?

Je pense au cas de ce patient qui refusait bec et ongles de s’habiller au moment de sortir… Son entourage s’épuisait à lui répéter vingt fois de mettre son manteau. Jusqu’au jour où sa femme lui dit: «C’est comme ça, ordre du colonel!» Elle avait fait preuve de créativité envers son mari, un ancien militaire de carrière! C’était l’argument choc à trouver pour le faire acquiescer… Et effectivement, il obéit quand on lui annonce les choses de cette façon!

Et vis-à-vis d’eux-mêmes, que doivent comprendre les aidants?

Il leur faut absolument prendre conscience et connaître leurs limites. Un nombre important de soignants en font trop, vraiment trop, parce que, se sentant coupables d’être en bonne santé, ils cherchent à réparer quelque chose. Mais leur exemplarité les place à la merci d’une maladie qui peut indirectement les consumer eux aussi. Alors, se faire aider est indispensable dans certains cas. Aujourd’hui, la société commence à s’organiser: les services sociaux et hospitaliers, les associations… Des options existent pour que les accompagnants soient informés, écoutés, et soutenus.

*Psychiatre et gériatre attaché à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et président de la Fondation pour la recherche sur la maladie d’Alzheimer, le Dr Olivier de Ladoucette est chargé de cours à l’université Paris-V, où il enseigne la psychologie du vieillissement. Il est auteur de plusieurs ouvrages dont le Nouveau Guide du bien vieillir (Odile Jacob, 2011).

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